UNE VICTOIRE

UN : Vous voulez une cigarette ?

DEUX : Oui, je veux bien, merci.

UN : Vous voulez une cigarette ?

DEUX : Oui, je veux bien, merci.

UN : Vous voulez une cigarette ?

DEUX : Oui, je veux bien, merci.

UN : Vous voulez une cigarette ?

DEUX : Oui, je veux bien, merci.

UN : Ti la la, tilala…

Un temps.

Vous voulez une cigarette ?

DEUX : Oui, je veux bien, merci.

UN : Ah non, mais dites donc ! Prenez donc le paquet, pendant que vous y êtes ! Ah non, mais sans blague ! Ah ça, je peux dire que j’ai jamais vu un sans-gêne pareil ! Ça vous suffit, oui ? Vous voulez pas que je continue ? Vous n’en voulez pas encore une ?

DEUX : Qu’est-ce que vous dites ? quoi, quoi, quoi ? Qu’est-ce que vous avez à me crier comme ça dans les oreilles ?

UN : Parce que vous n’avez qu’à le dire, si vous en voulez une sixième, c’est pour vous que je les achète mes cigarettes à X[2] francs le paquet !

DEUX : Mais qu’est-ce qu’il y a ? De quoi parlez-vous ?

UN : Ah, ça, il faut reconnaître que c’est une trouvaille. Je peux vous garantir que ça vous va bien, ce petit éventail de cigarettes dans la bouche. Ça fait chic. Ça fait cossu.

DEUX : Comment, un petit éventail ?… Ah oui, tiens ! qui est-ce qui m’a mis tout ça dans la bouche ?

UN : C’est vous.

DEUX : Je ne m’en étais pas aperçu. C’est drôle comme je deviens distrait, en ce moment. Aussi, fallait pas m’offrir cinq cigarettes comme ça d’un coup.

UN : Figurez-vous que je ne pensais pas du tout à ce que je faisais. On peut pas penser tout le temps à ce qu’on fait.

DEUX : Bien sûr que non. Il faut bien penser aussi un petit peu à ce qu’on ne fait pas, parce que si on n’y pensait pas du tout, on ne le ferait jamais, ce qu’on ne fait pas. Alors, on ferait toujours la même chose.

UN : C’est vrai, que je suis distrait, en ce moment. Mais moi, j’ai mes raisons.

DEUX : Moi aussi, j’ai mes raisons. Je ne me rappelle plus lesquelles, d’ailleurs, parce qu’en ce moment, j’aurais une certaine tendance à perdre la mémoire. Tenez, pendant que j’y pense, reprenez donc vos cigarettes.

UN : C’est ça ! vous les avez sucées.

DEUX : Bon, ben alors je les garde.

UN : Pas dans votre bouche, ça m’agace.

DEUX : Je ne vais tout de même pas les avaler pour vous faire plaisir.

UN : Mettez-les dans votre poche, et donnez-moi du feu.

DEUX : Ah, ça je n’en ai pas, de feu. J’ai pas de poche non plus, d’ailleurs. Comment ça se fait-il que je n’aie pas de poches, aujourd’hui ? C’est du nouveau.

UN : Pouvez pas avoir de poches, mon pauvre ami, vous êtes en chemise de nuit.

DEUX : Comment je suis en chemise ? Ah ben oui. Ça c’est du nouveau. Comment ça se fait-il que je sois en chemise ? Oh, mais ! il va falloir que je fasse attention, je deviens trop distrait. J’ai dû oublier de mettre mon complet, ce matin. Eh bien vous voyez, j’ai passé ma journée dans le métro et dans les grands magasins, il y en a pas un qui a eu l’idée de me le dire, que j’étais en chemise. Vous êtes le premier.

UN : Remarquez, il a fallu que vous me parliez de vos poches, parce que je ne m’en étais pas aperçu. Mais moi, je sais pourquoi je suis distrait.

DEUX : Ah oui ? Pourquoi ? Tenez, voilà tout de même du feu. Mes allumettes j’ai l’habitude de les ranger dans mes chaussettes, comme ça je suis sûr de ne pas les perdre. C’est encore une chance.

UN, allume une cigarette : Merci. Mais moi, c’est pas psychologique, ma distraction, c’est physiologique.

DEUX : Moi aussi, je me souviens, maintenant. N’éteignez pas votre allumette.

UN : C’est physiologique.

deux, allume une cigarette : Merci.

UN : Et devinez un peu ce qui me fait ça ?

DEUX : Je ne sais pas. Moi, c’est parce que j’ai renoncé à fumer, hier matin.

UN : Eh bien, à moi, ce qui me fait ça, c’est que je ne fume plus depuis hier matin.

DEUX : Mais non. Je ne vous dis pas ça. C’est moi qui ne fume pas depuis hier matin.

UN : Vous pouvez dire ce que vous voudrez, je sais bien que c’est ça qui me rend distrait.

DEUX : Eh bien qu’est-ce que vous voulez, moi aussi.

UN : Ah ! vous aussi vous avez renoncé à fumer.

DEUX : Oui.

UN : C’est bien hein ? On se sent mieux, tout de suite.

DEUX : Oui. Tout de suite, on a du tonus.

UN : Et puis je ne sais pas si pour vous c’est pareil, mais moi, ça me donne un appétit !

DEUX : C’est bien simple : je dévore. Et j’aime bien ce que je mange.

UN : Je pense bien. Les choses qu’on mange ont du goût.

DEUX : Je n’aurais jamais cru que c’était à ce point-là. J’ai dégusté à midi un de ces plats de nouilles ! ça c’était des nouilles qui avaient vraiment le goût de nouilles.

UN : Je suis content que vous ayez eu la même idée que moi. Parce que, il paraît qu’au bout de deux ou trois jours, c’est dur, de tenir le coup.

DEUX : On pourra s’épauler. Ce qui faut se dire, quand on se sent sur le point de flancher, c’est que fumer, au fond, ce n’est pas agréable. Moi, depuis une bonne dizaine d’années, ça ne me faisait plus aucun plaisir.

UN : Il n’y a rien de plus bête. C’est mauvais, ça fait tousser, ça donne tout le temps des cancers, et puis quoi : c’est un esclavage. On n’est plus libre.

DEUX : Fumer, c’est une déchéance. Ce qu’il y a de bien, quand même, dans le tabac, c’est que, s’il n’y avait pas de tabac, on ne pourrait pas décider de ne plus fumer. Et ça, c’est une grande joie.

UN : C’est vrai. Je me sens heureux !

DEUX : Heureux, et puis pourquoi ne pas le dire : on est fier.

UN : Y a de quoi. C’est une victoire. Tout à l’heure j’ai rencontré chose, là, machin. Vous savez bien qui je veux dire, on parle tout le temps de lui.

DEUX : Ah oui, chose, là, machin… Je ne me rappelle plus son prénom.

UN : Oh, mais ça, c’est le tabac, vous savez ! C’est mauvais pour la mémoire, le tabac.

DEUX : Ben oui, mais puisque nous ne fumons plus, ça devrait nous faire du bien à la mémoire.

UN : Ah oui, mais les premiers jours, forcément, la mémoire, elle sait plus très bien où elle en est, vous comprenez : on lui retire tout d’un coup l’obstacle qui l’empêchait de fonctionner, alors elle trébuche, elle vasouille.

DEUX : Oui, forcément. Alors comment il va, chose, machin ?

UN : Qui ? Ah oui, eh bien je l’ai rencontré, il fumait un de ces cigares, qu’il en avait la figure toute jaune, il te faisait une grimace, on aurait cru qu’il allait vomir… Sacré chose !

DEUX : Il a tort de fumer, machin.

UN : Comment que je jubilais, moi ! Avec ses airs supérieurs, comment que je le considérais de haut !

DEUX : Dame ! quand on a le courage et la volonté de renoncer à fumer, on n’a de leçons à recevoir de personne.

UN : Mais vous savez !… Faibles comme ils sont les gens, eh bien on devrait leur interdire purement et simplement de fumer. Ça devrait être défendu, et puni de prison.

DEUX : Oui, mais alors, y aurait plus de mérite.

UN : C’est vrai. Et le mérite, une fois de temps en temps, on peut dire que ça fait du bien, hein ?

DEUX : Et alors !

UN : L’ennui, évidemment, c’est qu’on devient distrait.

DEUX : Ah oui. Ça c’est embêtant. Et puis on n’a pas envie de travailler.

UN : C’est normal. Pourquoi est-ce qu’on travaille ? Pour le mérite. Tout de même, faut pas en abuser, du mérite. On a sa raison, quand ça fait tout de même une bonne trentaine d’heures qu’on n’a pas touché à une cigarette.

DEUX : D’accord. Ce qui m’ennuie surtout c’est la distraction. Mais je suppose qu’au bout d’un mois ou deux, on doit revenir à son état normal.

UN : Hé, hé, hé ! Je veux bien que vous soyez distrait, mais tout de même, faites attention au tapis, ma femme va être furieuse. Vous semez vos cendres partout.

DEUX : Je regrette, il n’y a pas de cendrier.

UN : Ah, ça non. Depuis que je ne fume plus, je les ai descendus à la cave, les cendriers. Tenez, faites comme moi, mettez votre mégot dans le vase de fleurs.

DEUX : Et puis vous savez, et ça ne le dites pas, je ne trouve pas que ce soit tellement difficile, de s’arrêter de fumer.

UN : Non. Il y a qu’à s’arrêter. Voilà tout. On s’arrête. C’est pas plus difficile que ça.

DEUX : C’est rien du tout. On s’en fait un monde.

UN : Je suis bien de votre avis : y a qu’une chose qui soit vraiment gênante, c’est qu’on devient distrait. Mais ça se passera.

DEUX : Dans un mois, on n’y pensera même plus. On sera redevenu exactement comme on était quand on fumait.

UN : C’est ça, qui sera chouette !

DEUX : Oui, hein ? Ah tenez, moi je n’ai jamais été aussi content de ma vie. Une cigarette ?

UN : Oui, je veux bien, merci.

DEUX : Une cigarette ?

UN : Oui…

Etc. Reprendre depuis le début en inversant

les personnages, sans toutefois aller jusqu’à

rejouer tout le dialogue.

Les Diablogues et autres inventions à deux voix
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